Mila Dietrich, DJ et productrice âgée de 24 ans seulement, est aujourd’hui une des figures montantes incontournables de la musique électronique en France. D’origine marseillaise, aujourd’hui résidente à Paris, elle n’en reste pas moins un peu grenobloise grâce à un parcours l’ayant plongée au cœur de notre scène locale, qui a participé à construire son identité musicale – et la développe encore. Portrait d’une artiste qui nous livre ici son regard sur notre ville, en plus de sa carrière et de son combat pour s’imposer, en tant que femme, sur une scène plus que prometteuse.

 

« J’ai vraiment commencé dans les bars, les rads de Marseille. J’ai vraiment commencé de « zéro » entre guillemets parce que moi à la base, je faisais de la batterie dans des groupes de rock. J’étais dans complètement autre chose depuis plusieurs années et j’en ai eu marre des groupes, parce que c’était trop chiant à gérer, et j’ai dis allez, nique les guitaristes égotripés. Et j’ai voulu faire un projet solo, me lancer dans l’électronique et faire mes tracks, et faire mon truc toute seule. J’suis partie vraiment de rien, je ne savais pas mixer, je passais des disques au début pendant longtemps. Et mes premières prods étaient ce qu’elles étaient, puis j’ai bouffé du logiciel, et le travail paie. »

Pendant qu’elle m’explique d’où elle vient, Marion, alias Mila Dietrich, se roule quelques clopes sur fonds de musique ambiant, confortablement installée sur le canapé de l’appartement de l’une de ses potes grenobloises. L’ambiance post-cuite du week-end, suite à son set avec Sara Zinger au festival Holocène la veille de l’interview, ne l’empêchera pas de répondre à mon lot de questions durant cette soirée, autour d’une tisane fait maison dans le plus grand des calmes.

Elle, jeune artiste en émergence, déterminée à en découdre avec les clichés autour des DJ, et arpentant dès qu’elle peut les rues de cette ville, ne pouvait être que la personnalité parfaite pour s’exprimer sur les raisons d’être de ce webzine : l’évolution d’un talent indéniable sur la scène nationale, une carrière lancée en passant par les planches grenobloises, et le combat pour la développer en tant que femme.

C’était donc ici l’occasion, entre deux voyages à Grenoble (le prochain étant celui prévu pour sa date avec le fabuleux projet Kompromat à la Belle Électrique, ce 20 novembre), de l’attraper pour une entrevue et de dresser avec elle, un état des lieux tant de son parcours, que de ses opinions sur ces questions essentielles à nos yeux.

 

Question bête pour commencer : comment qualifies-tu ton son ? Si tu devais résumer à quelqu’un ce que tu fais, que dirais-tu ?

Comment je qualifierais mon son ? Je pense que je fais de la techno mais avec plein d’influences, tout simplement. J’écoute plein d’autres trucs que ça en réalité, et j’ai un background musical qui n’est pas que techno… Quand on me demande de mettre des étiquettes, voilà, je fais simple : de la techno avec beaucoup de voix. De la techno assez sexy, mais qui reste dans le sombre.

 

mila dietrich

© Thubault Boissier

Est-ce que ta musique porte des messages ?

Je vais pas me vanter de messages politiques, car ce n’est trop pas ça et c’est pas ce que je cherche à faire, en tout cas pas aujourd’hui. Moi j’essaie juste de créer un univers fort. J’aime bien, quand t’es sur le dancefloor, quand t’es en soirée, d’arriver à te mettre dans un truc. Je suis inspirée par le cinéma, et aussi l’univers BDSM, que je trouve intéressant à creuser, visuellement et musicalement. J’aime cet univers un peu mystérieux, toujours sombre et sensuel, avec des paroles assez marquantes.

 

Tu parles beaucoup de « sensualité » à ce que je vois : quel lien fais-tu entre la musique et le sexe ?

Les univers BDSM, ce genre de choses, il y a juste tellement à creuser ! C’est intriguant, en fait. Moi ça me fait kiffer en tout cas. La musique, c’est sexuel. Y’à un truc avec les tripes qu’il faut aller chercher. La musique c’est juste passionnel, c’est la même chose au final.

 

Comment, dans l’idéal, voudrais-tu que les gens vivent ta musique ?

Ah putain… C’est dur ça comme question. Dans l’idéal, moi j’aimerais que ça crée des désirs ardents, des envies d’entrer en transe, tu vois … ça reste quand même de la musique pour danser. Après j’aime pas le terme de « musique de club » tu vois, mais ça reste de la musique pour les soirées. Mais dans l’idéal, voilà : créer du désir.

 

Quels sont les projets sur le feu en ce moment ?

Y’en a plein en ce moment, c’est chouette ! Déjà, j’ai un EP qui va sortir sur vinyle en fin d’année. Il y aura une donc une belle promo, ça fait six mois qu’on taffe dessus. Donc très contente déjà pour ça… C’est mon premier vinyle. Il y aura une tournée qui va suivre. Et puis des tracks sur des compils, mais ça c’est la routine car je produis pas mal… Et après il y a des soirées avec « Conspiration » mon collectif. On fait des soirées sur Paris, mais aussi à Rennes en décembre [Bars en transe, ndlr]. Développer les collabs avec les autres artistes, ça c’est un projet en continu aussi. Hier j’ai joué avec Sara Zinger [Holocène], avec qui je prépare un EP pour 2020. J’aime bien l’idée de partager tout ça avec d’autres artistes.

 

le collectif Conspiration

Quel regard portes-tu sur ton parcours depuis que tu as commencé le son ?

Déjà je suis hyper contente de tout ce qui se passe en ce moment. Parce que depuis le BPM Contest que j’ai eu la chance de gagner dernièrement, ça a accéléré plein de choses, ça m’a ouvert des portes et maintenant j’ai une vraie équipe qui me suit et ça c’est juste hyper chouette. Manager, agent, booking… Mon manager a aussi son label, ils me produisent mon disque… J’ai un éditeur, je vais en changer pour en avoir un plus gros. Tous ces gens qui me suivent c’est dingue. Maintenant c’est mon métier depuis un peu plus d’un an. Déjà rien que ça, c’était juste mon but, c’était un rêve et c’était vraiment ce que je voulais faire de ma vie.

 

Dis moi … Comment on passe de la scène locale, à une scène plus médiatisée ?

J’ai toujours un peu la même réponse : « du travail », c’est une réponse bateau qui est assez agaçante, mais c’est évident. C’est du temps passé. Mais surtout, en tant qu’artiste dans la musique électronique : c’est faire des prods. Avoir ses prods, et se faire connaître avec ses prods. Y’à des DJ qui se font connaître qu’avec leur set, il y a en a quelques-unes et quelques-uns comme ça, mais il y en a pas beaucoup. Moi je me suis fait connaître avec mes tracks. Avec mes set un petit peu aussi, mais c’est surtout ça. C’est avec ça que tu te fais vraiment une identité musicale. Ce qui m’a aidé, c’est ça : de suite, je me suis mise à produire, j’ai pas mixé pendant des années… D’ailleurs pendant longtemps je me suis plus considérée comme productrice que DJ. Ce qui fait la dif c’est de produire. Surtout en tant que meuf, parce que y’en a pas beaucoup… (…) Après moi je suis un peu obsédée, mais ça aide, il faut avoir ce truc un peu obsessionnel avec la musique pour réussir je pense. C’est une question de passion, et de persévérance.

 

Et c’est là que j’en viens à Grenoble : est-ce qu’on peut dire que tu as construit cette identité musicale en passant par la scène locale grenobloise ?

Ouais, carrément. Mais Grenoble c’est fou, dès le début, je suis venue jouer ici. Mon tout premier label avec qui j’ai signé, c’était Nymphony Records, qui est un label étudiant d’ici. Et c’est eux qui m’ont fait jouer dans mes premières soirées, en dehors des rads de Marseille. Même si à Marseille j’ai eu un collectif au début. La première ville dans laquelle je suis venue jouer en dehors de ma ville, c’est ici, et ça c’est fait direct, il y a eu un lien très fort qui s’est créé avec cette ville. J’ai rencontré beaucoup de gens, et je me suis retrouvée à jouer dans quasi toutes les salles de Grenoble. C’est fou. Pour moi, Grenoble, c’est vraiment mon fief. C’est paradoxal, parce qu’à la fois j’étais pas spécialement proche des artistes d’ici, mais pour autant, avec les orga et les salles, de vrais liens se sont créés. Comme avec Carton Pâtes Records aussi.

 

 

Qu’est-ce qui t’as attirée dans la scène musicale grenobloise ?

Y’a un background fort dans la musique électronique, avec The Hacker, Miss Kittin et tout ça, il y a un vrai truc avec ce style qui me plaît, un vrai lien fort. C’est une culture bien représentée et bien acceptée ici. C’est assez naturel en fait ici j’ai l’impression. Marseille c’est une plus grande ville, mais j’ai l’impression qu’il se passe plus de choses ici tu vois. Peut être que maintenant ça s’est équilibré, je sais pas… Peut-être parce que vous avez une grande ville étudiante. Mais bon, il y a plein d’autres villes étudiantes qui se bougent pas autant.

 

Qu’est-ce que tu peux dire de ton expérience de la scène locale ici ?

Y’à pas assez de meufs et c’est dommage. Mais bon ça, c’est à l’échelle d’un pays je pense. A l’échelle d’une scène même. Et il y en a quelques-unes, comme Bernadette qui était là hier du coup [Holocène, ndlr]. Miss Kittin, qui a fait ses armes ici aussi il y a longtemps, a aussi été une véritable influence pour moi. Mais tu vois des gars y’en a plein, et dans les crew j’ai l’impression que c’est trop géré par des gars à Grenoble. Y’a beaucoup de collectifs avec que des mecs. Et ça c’est chiant. Après, il y a de belles soirées à Grenoble quand même. Même si je sais que les gens d’ici disent qu’il y en a pas assez… D’un point de vue extérieur, il y a beaucoup de lieux, beaucoup de soirées, et les gens se bougent. Il y a des belles progra. Si je pense que dès le début je suis autant venue jouer ici, c’est qu’il se passait des choses quand même. Moi j’ai l’impression qu’il y a tout le temps des trucs à faire. Même si ce qui manque à Grenoble, c’est un crew de meufs qui organisent des soirées.

 

Il y a de belles soirées à Grenoble quand même. Même si je sais que les gens d’ici disent qu’il y en a pas assez… D’un point de vue extérieur, il y a beaucoup de lieux, beaucoup de soirées, et les gens se bougent. Il y a des belles progra. Si je pense que dès le début je suis autant venue jouer ici, c’est qu’il se passait des choses quand même. Même si ce qui manque à Grenoble, c’est un crew de meufs qui organisent des soirées.

 

En parlant de meufs … Une belle date se profile le 20 novembre à la Belle Électrique, où tu es en première partie de Kompromat. Un mot là-dessus ?

J’ai déjà super hâte. J’suis une grande fan de Vitalic et de Rebekah Warrior depuis les débuts [le duo d’artistes composant le projet Kompromat, ndlr], surtout leur projet à tous les deux. Je suis rentrée dans la même agence de booking qu’eux, et ça c’est fait comme ça, et du coup on m’a proposé de faire la première partie et ouais c’était juste carrément … Avec grand plaisir, quoi. Puis la première à la Belle quoi … La boucle sera bouclée ! J’ai joué partout à Grenoble, et il restait que la Belle ! Donc oui je suis trop contente, c’est Grenoble, c’est la maison, c’est la Belle, c’est Kompromat

 

Mila Dietrich sera en première partie de Kompromat ce 20 novembre à la Belle Electrique

Une date regroupant deux artistes techno françaises. Aujourd’hui c’est quoi être femme et DJ en France, d’ailleurs ?

J’veux pas parler au nom des autres, mais pour moi, c’est être artiste au même titre qu’un gars. C’est la même chose. Après, y’à de plus en plus de meufs qui s’y mettent et c’est cool. On a de plus en plus de visibilité, ça va dans le bon sens, les programmateurs se mettent à booker des meufs, davantage qu’avant, en ce moment c’est un débat qu’on a de plus en plus. Les gens se sensibilisent à cette question et c’est super.

 

Est-ce que ce fût/ou encore un obstacle pour toi d’être une femme ?

Je me rends compte qu’on est plusieurs à avoir cette réponse, la voici : c’est un obstacle au début parce que tu dois deux fois plus faire tes preuves quand t’es une meuf. Ça, c’est clair. Surtout quand t’es estampillée « scène locale », alors là il faut se bouger, et montrer que tu sais produire aussi. C’est pour ça que j’insiste sur la prod, d’autant plus pour les meufs en fait, car il faut montrer que tu sais aussi bien mixer qu’un gars et que tu sais produire aussi. C’est pas parce que c’est « technique » que tu sais pas le faire. (…) C’est à ce niveau-là que c’est un frein, par contre après, une fois que t’as fait tes preuves, ça peut être une sorte d’« atout » car comme il y a moins de meufs, on te repère plus vite.

 

 

Et toi, tout ça, tu l’as vécu comme une frustration ou comme un challenge ?

Comme une challenge ! Mais après je dis pas que tout ça est cool. C’est un challenge pas forcément respectable et enviable. J’ai bouffé du logiciel, avec acharnement, pour y arriver.

 

En tant que meuf t’as ce truc où t’es vraiment jugée sur ton physique, beaucoup plus que les mecs. Eux on les affiche pas, ils peuvent être un peu gros, un peu mal coiffés, c’est tranquille. Quand t’es une meuf, faut vraiment que les gens sentent que tu as confiance. Et là t’as une chance qu’on te fasse pas chier.

 

Selon toi est-ce qu’il y a une amélioration vis-à-vis de tout ça aujourd’hui ?

On est de plus en plus de meufs, mais bon voilà on est pas non plus 400 000 en France qui produisent et dont c’est le taf. Après je trouve qu’il ya  une amélioration du côté des orga, qui bookent de plus en plus de meufs sciemment. Et comme je disais on en parle, il y a des articles qui sortent, les gens se posent la question, il y a des débats, des conf’, des trucs autour des ça, et ça éveille les consciences, et les programmateurs commencent à se poser la question (…) C’est eux qui ont le pouvoir quand même ! Je pense vraiment que ça va dans le bon sens, même si c’est toujours trop lent. Il y a toujours un certain machisme dans l’industrie de la musique mais c’est encore une fois une question de société. A Paris, où je vis aujourd’hui, les meufs se bougent, et ça avance bien là-dessus. On a monté un crew que de meufs et de trans [Conspiration, ndlr], on se réunit et on fait la force. (…)

Ça me fait penser, je voyais encore l’autre fois, un groupe de cold wave de Paris que j’aime beaucoup, qui postaient dans leurs stories instagram des commentaires de gars qui critiquaient leurs physiques, sur leurs fringues, genre « ah vous avez maigri c’est cool ». Les gars postaient ça, et sans gêne. Sans aucun scrupule, ouvertement. En tant que meuf t’as ce truc où t’es vraiment jugée sur ton physique, beaucoup plus que les mecs. Eux on les affiche pas, ils peuvent être un peu gros, un peu mal coiffés, c’est tranquille. Quand t’es une meuf, faut vraiment que les gens sentent que tu as confiance. Et là t’as une chance qu’on te fasse pas chier. Maintenant j’ai passé ce cap là, c’est cool, mais parce qu’il faut assumer, et même assumer doublement. Faut se blinder deux fois plus. C’est un truc auquel tu ne penses pas spontanément, et c’est un vrai frein.
 

T’as anticipé ce genre d’obstacles ou tu t’en ai rendu compte après ?

Non, moi c’est après. Et heureusement que quand j’suis arrivée je n’avais encore pas trop conscience de tout ça, car ça aurait été encore plus un frein. Ça m’a même aidée en fait de ne pas trop anticiper tout ça. J’y suis allée sans me poser la question et c’est venu après, en discutant avec d’autres meufs, et je me suis sensibilisée, notamment avec le milieu queer. Je pense qu’en vrai il faut pas trop penser aux aspects négatifs, sinon tu restes chez toi. Après quand tu t’y attends pas ça peut être à double-tranchant, tu peux te prendre une claque qui fait que t’arrêtes tout, et que t’abandonnes. Donc j’sais pas… Faut se blinder, c’est la seule chose à retenir.

 

La compilation Barbi(e)turix, sur laquelle Mila Dietrich apparaît avec le titre « Enough »

Est-ce que tu estimes qu’il y a donc une nécessité de se regrouper (collectifs de meufs DJ…) ?

Ça fait aller plus vite quand on est plusieurs, ça c’est sûr. On se serre les coudes et on se conseille, on s’épaule. C’est un accélérateur. Ça donne de la force. Ça donne de la visibilité. Dans ce que je vois aussi, il y a beaucoup de meufs qui montent à Paris pour se regrouper. A l’échelle de mon collectif par exemple, on est toutes monter. J’ai été la dernière à le faire, mais c’est plus facile quand t’es à Paris.

 

En parlant de collectifs : dernièrement, tu es apparue dans la compil Barbi(e)turix #1 … Qu’est-ce que cela représente pour toi ?

C’est être représentée dans la scène féminine française et qu’on fasse bloc. Allez BAM une compil de meufs, un line-up de meufs, un crew de meufs… On est là quoi ! On est trop contentes des retours d’ailleurs. Il y a eu un super engouement, mais parce que la sortie a été très bien faite aussi, c’était la première en plus ! Barbi(e)turix c’est des putains de soirée, les plus grosses soirées lesbiennes de France d’ailleurs, depuis une quinzaine d’années… La première compil était attendue au tournant aussi je pense ! (…) Dessus, il n’y a pas tout le monde de la scène, mais il y a une belle représentation déjà. Il faut continuer à se regrouper comme ça.

 

Qu’est-ce que t’as envie de dire à la scène locale féminine de Grenoble ou d’ailleurs ?

J’ai envie de dire lancez-vous, et produisez. Des meufs qui produisent, j’en vois pas assez. Regroupez-vous. Sortez des trucs allez-y foncez ! On vous attend…

 

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